Cahier d’un retour au pays natal : l’arme miraculeuse de la poésie

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Ecoles au Sénégal
Aimé Césaire est né à Basse Pointe en Martinique le 26 juin 1913 d’un père instituteur et d’une mère couturière. Il a dix-huit ans quand il débarque à Paris, en 1931, après son double succès, à Fort-de-France, au baccalauréat et au concours de bourses. Il appartient à la petite bourgeoisie des fonctionnaires. Mais, par un lointain aïeul, la famille des Césaire a participé aux luttes politiques et raciales : un Césaire, sons la monarchie de Juillet, a été condamné à mort en 1833. Le grand-père, instituteur puis professeur, appartenait à la première génération schoelcheriste ; le père perpétue un esprit voltairien, et leur lit Hugo. Il est le seul noir de sa classe d’Hypokhâgne et rencontre Senghor. En 1935, il rentre à Normale et y traverse une crise quasi-mystique pendant 4 ans. Le texte fondateur de la négritude, qui est aujourd’hui associé aux combats raciaux et politiques, est né d’une expérience spirituelle, personnelle et subjective. Césaire écrit son Cahier lorsqu’il est encore en Europe, dans le bateau qui le ramène en Martinique.

Le premier grand cri Noir

Le premier cri Noir est donc celui d’Aimé Césaire dans son Cahier d’un retour au pays natal. Cette œuvre magistrale donne véritablement naissance, dans la douleur, au peuple noir.

Le Cahier d’un retour au pays natal se présente sous la forme de longues séquences en prose, en versets ou en vers libres, qui ne sont ni numérotées, ni séparées, ni même distinguées par la typographie. La composition suit l’ordre d’une expérience ou d’un itinéraire existentiel ou spirituel. La très forte unité sémantique est assurée par le retour de formules et de leitmotiv qui scandent chacune des étapes. On peut distinguer deux grands moments dans cette œuvre poétique : le désespoir et l’espoir. Le Cahier est en fait le passage d’une image dégradée du Noir à la projection triomphante d’une négritude assumée.

Entre prose et poésie

Le texte ne s’affiche pas comme poème du fait de son titre. Césaire entre en littérature en récusant la poésie dont il a été nourri durant son enfance. Cependant, la présence de longues séquences versifiées intercalées entre les paragraphes de prose, majoritaires, et parfois même au sein des paragraphes lui donne, par endroits, la nature de poème. Le cahier oscille entre le vers libre et le verset ample. Après un départ prosaïque, la dimension poétique, au strict sens technique, paraît globalement l’emporter. Mais le Cahier est également un poème en prose. Cette union de prose et de vers dans un seul et même poème fait de cette œuvre unique une œuvre totale.

Entre « je » et « nous »

Le mot « cahier » laisse entendre une dimension autobiographique mais il n’y a pas de « pacte autobiographique » à l’intérieur du poème. Il y a seulement deux épisodes narratifs dans le poème : le souvenir de Noël et le nègre dans le tramway. Césaire nous livre ici une description de la maison de son enfance :

Au bout du petit matin, une autre petite maison qui sent très mauvais dans une rue très étroite, une maison minuscule qui abrite en ses entrailles de bois pourri des dizaines de rats et la turbulence de mes six frères et sœurs, une petite maison cruelle dont l’intransigeance affole nos fins de mois et mon père fantasque grignoté d’une seule misère, je n’ai jamais su laquelle […] et ma mère dont les jambes pour notre faim inlassable pédalent, pédalent de jour, de nuit

Cependant, la subjectivité exprimée par le « je » omniprésent est, la plupart du temps, transcendée vers la figure générale du poète, du peuple martiniquais en même temps que de tous les « damnés de la terre » : le poème apparaît alors comme une fiction.

Le poème de Césaire débute comme une complainte pour les Antilles « qui ont faim, les Antilles grêlées de petite vérole, les Antilles dynamitées d’alcool ». Césaire chante le désespoir de son pays natal et de ses habitants. Le point de départ du poème est cette « foule qui ne sait pas faire foule » :

cette foule criarde si étonnamment passée à côté de son cri comme cette ville à côté de son mouvement, de son sens, son inquiétude, à côté de son vrai cri, le seul qu’on eût voulu l’entendre crier parce qu’on le sent sien lui seul ; parce qu’on le sent habiter en elle dans quelque refuge profond d’ombre et d’orgueil, dans cette vielle inerte, cette foule à côté de son cri de faim, de misère, de révolte, de haine, cette foule si étrangement bavarde et muette.

Le poésie comme seule arme

Face à ce peuple qui n’est pas encore un peuple, qui n’a aucune voix dans l’histoire, se dresse le poète qui se sent investi d’une mission :

Partir.
Comme il y a des hommes-hyènes et des hommes-
Panthères, je serais un homme-juif
Un homme-cafre
Un-homme-hindou-de-Calcutta
Un homme-de-Harlem-qui-ne-vote-pas

L’homme-famine, l’homme-insulte, l’homme-torture on pouvait à n’importe quel moment le saisir le rouer de coups, le tuer—parfaitement le tuer —sans avoir de compte à rendre à personne sans avoir d’excuses à présenter à personne
Un homme-juif
Un homme-pogrom
Un chiot
Un mendigot

Césaire se charge ici de tous les malheurs de son peuple et du monde. Sa voix est celle de tous les hommes qui se voient retirer leur humanité. Césaire est celui qui est parti et qui revient pour crier au monde son existence et celle de son peuple :

Ma bouche sera la bouche des malheurs qui n’ont point de bouche, ma voix, la liberté de celles qui s’affaissent au cachot du désespoir.

Une révolution poétique

Le poème effectue une inattendue et bienfaisante révolution intérieure qui permet à Césaire
« d’honore[r] maintenant [ses] laideurs repoussantes ». La négritude se dresse face à tous les discours réducteurs et racistes que le poète dénonce entre parenthèses et en y joignant des tirets, comme pour en souligner l’inanité et le caractère répétitif :

(les nègres-sont-tous-les-mêmes, je-vous-le-dis
les vices-tous-les-vices, c’est-moi-qui-vous-le-dis
l’odeur-du-nègre, ça-fait-pousser-la-canne
rappelez-vous-le-vieux-dicton :
battre-un-nègre, c’est le nourrir)

Césaire doit combattre les discours racistes mais aussi, et surtout, leur intégration dans la conscience noire :

Et voici ceux qui ne se consolent point de n’être pas faits à la ressemblance de Dieu mais du diable, ceux qui considèrent que l’on est nègre comme commis de seconde classe : en attendant mieux et avec possibilité de monter plus haut ; ceux qui battent la chamade devant soi-même ; ceux qui vivent dans un cul de basse-fosse de soi-même ; ceux qui disent à l’Europe : « Voyez, je sais comme vous faire des courbettes, comme vous présenter mes hommages, en somme, je ne suis pas différent de vous ; ne faites pas attention à ma peau noire : c’est le soleil qui m’a brûlé.

Face à ceux qui se sont érigés en Dieu pendant tant d’années, Césaire s’érige lui aussi en démiurge pour faire naître son peuple :

« Accommodez-vous de moi. Je ne m’accommode pas de vous ! »

Mais loin de s’appuyer sur la violence et l’assujettissement de l’homme par l’homme, Césaire s’appuie sur la poésie et le Verbe créateur. La poésie est ici « une arme miraculeuse » qui permet de persuader par l’émotion. Le cahier émeut au sens étymologique du terme, il bouleverse son lecteur. Car la poésie de Césaire est une poésie militante qui recourt aux instruments rhétoriques de la persuasion. Le discours est démonstratif, épidictique ou encore oratoire avec une récurrence de formes métalinguistiques pour dire ce qui n’a jamais été dit. La Martinique et les Martiniquais sont à la fois les sujets et les destinataires : adresse à la deuxième personne, succession de verbes à l’impératif qui manifeste la relation transitive entre le poète-orateur et son public. Le récitant est à la fois juge et partie, il s’inclut dans des possessifs pluriels. Le « nous » est ici la fusion d’un « je » et d’un
« vous ». Le poète démiurge engendre en nommant :

mes yeux balayent mes kilomètres carrés de terre paternelle et je dénombre les plaies avec une sorte d’allégresse et je les entasse l’une sur l’autre comme rares espèces, et mon compte s’allonge toujours d’imprévus monnayages de la bassesse.

La naissance d’un peuple

L’efficacité magique du discours atteint son apogée dans ce poème.
Césaire accepte sa mission. Sa nouvelle cosmogonie est une création destinée à renverser l’ordre établi :

Il faut bien commencer.
Commencer quoi ?
La seule chose au monde qu’il vaille la peine de
Commencer :
La Fin du monde parbleu.

Cette référence à l’Apocalypse pose le Cahier comme la naissance d’un combat et comme la fin d’un monde qui ne peut pas survivre à cette naissance. Césaire ouvre magistralement une nouvelle histoire, son poème, son cri, sa voix nouvelle réunie son être et son pays, les Antilles, qui deviennent alors un véritable interlocuteur, confusion métonymique du pays avec ses habitants :

Et nous sommes debout maintenant, mon pays et moi, les cheveux dans le vent, ma main petite maintenant dans son poing énorme […] et il est place pour tous au rendez-vous de la conquête et nous savons maintenant que le soleil tourne autour de notre terre, éclairant la parcelle qu’a fixée notre volonté seule et que toute étoile chute de ciel en terre à notre commandement sans limite.

Le lecteur assiste alors à une métamorphose qui se produit avec l’écriture, le poème accomplit dans le présent, sur le mode performatif, une profonde mutation dans la conscience du récitant. La communication est essentielle, immédiate entre le poète et la nature. Le poème transforme le monde par sa parole. Césaire accouche en le nommant d’un peuple, d’une reconnaissance et donc d’une identité pour ceux qui jusqu’alors n’avaient aucune place dans les livres d’histoire.